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Accueil > Oeuvre > Journalisme > Article - juillet 1930 - Cinégraph : Une femme dans chaque pore

Edmond T. Gréville, alors journaliste, évoque l'amour du cinéma, les femmes au cinéma, l'arrivée du "parlant"...

UNE FEMME DANS CHAQUE PORE

Rien à faire. Nous avons le cinéma dans la peau. En vain pleut-il des films ineptes, des producteurs bornés des spectateurs patriotes, la fièvre reste. Ca continue.

Les journaux relataient dernièrement le suicide d'une fillette de seize ans, désespérée parce que ses parents l'avaient empêchée d'aller au Coucou-Palace voir le beau film : A genoux, les Culs de Jatte ! Elle aimait trop le cinéma, c'est ce qui l'a tuée. Nous en mourrons tous, Messieurs.

A moins que le film parlant, ses difficultés, ses possibilités, ne nous transforme entièrement en ouvriers après avoir étouffé notre flamme de zélote. On ne peut nier que l'avènement de ce nouveau mode d'expression marque la fin d'une religion. Le Cinéma-Mysticisme est mort. L'orgue émeut plus que le prêche. Ma génération a été brûlée, dépecée, bouffée par le film muet. Nous avons plaqué nos études, étranglé nos parents, sauté le mur pour l'attirance mirobolante des sunlights. Avec des mots, le cinéma nous eût peut-être intéressé au même titre que certains poèmes, certains romans. Mais il n'eût pas été cet incendie charnel et bouleversant qui gicle des visages sans voix. Alors que nos prédécesseurs se plaisaient en la compagnie des Hugo, des Sardou, des Bataille, que pouvait le verbiage de ces auteurs sur nous, qui avions les yeux de Norma Talmadge, les seins de Billie Dove ?

L'art c'est la femme, le cinéma a fait plus pour la femme que n'importe quelle autre activité humaine. N'est-ce point à lui, que nous devons récemment le retour aux formes ? Depuis quelques années les couturiers parisiens drapaient leurs modèles sur des planches à repasser. Quand on voyait ces femmes à la fenêtre on croyait les voir de dos avec la tête à l'envers. Quand on les rencontrait dans la rue avec un parapluie, il semblait que le manche descendît jusqu'à terre. Plates comme les punaises légendaires, mais avec moins de piquant, ces promotrices de la mode n'excitaient que les mécaniciens du réseau des P.T.T., habitués à grimper aux poteaux télégraphiques. Or, Cecil B. de Mille décida de prendre l'offensive contre une habitude qui centrait le monde de sa plus exquise raison d'être. Il choisit Carol Lombard comme l'une de ses interprètes.

Carol lombard qu'il ne faut pas confondre avec le chocolat du même nom, a une poitrine et des hanches. Et de Mille (on peut reprocher bien des choses à ce metteur en scène mais je ne puis cacher mon admiration pour la façon dont il met en valeur les femmes), ne nous prive pas de les voir. Voilà le vrai film de propagande et bravo pour Carol Lombard qui, au service d'une noble cause, nous rend confiance en l'avenir.

Le cinéma, donc, nous peuplait de visages, de corps. Grâce à lui, nous avions une girl dans chaque pore de la peau... Sa technique déformait notre vision. Nous voyions tout en panoramiques, enchaînés, gros plans.

Malgré certains critiques qui cataloguaient les oeuvres de l'écran en "bon film de première partie pour salles populaires" ou "film d'exclusivité", malgré ces mercantis du jugement, le cinéma était notre dieu, notre début et notre fin... Je me demande comment les nouvelles générations vont le traiter, maintenant qu'il a la parole ? Si notre chien se mettait à parler, nous l'admirerions bouche-bée, mais l'aimerions-nous autant ? Je le répète, je crois bien que le cinéma-religion est mort.

Et n'est-ce pas mieux ainsi ? Nos cadets iront au cinéma comme nous au théâtre "pour passer une bonne soirée" et reviendront dormir tranquillement dans leur lit. Si même ils se sentent appelés vers l'industrie cinématographique, ils y pourront faire une fructueuse carrière d'auteur habile...

Mais nous qui l'avons dans les moelles, qui lui avons tout pardonné parce que nous l'aimons comme des insensés, nous en mourrons, Messieurs. Messieurs, nous en mourrons !

Voix à la cantonnade : Bon débarras !

Edmond T. GREVILLE
(Cinégraph., juillet 1930)

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